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Entretien avec Václav Klaus

Pages Françaises, 4. 3. 2009

Henri Lepage : Monsieur le Président, la République tchèque, qui assume la présidence de l'Union européenne depuis le 1er janvier dernier, s’est donné pour devise : « une Europe sans barrières. » Quel sens faut-il lui accorder?

Václav Klaus: Ce slogan a été conçu par le gouvernement tchèque, pas par moi. Cela dit, je l'endosse car il correspond parfaitement à ma conception de l'intégration européenne : il faut se débarrasser de toutes les barrières qui ne sont pas indispensables. Je suis heureux de constater que le gouvernement tchèque partage ce point de vue. Ce qui est clair, c’est que, d’une façon générale, nous ne sommes pas favorables à une centralisation européenne ou à de grands projets qui concerneraient l’ensemble du continent. 

Quelle est la plus importante de ces « barrières » ?

D'une certaine manière, ce slogan n'est pas très révolutionnaire, mais  il diffère des autres. Les présidences précédentes se fixaient plutôt des objectifs comme « une Europe toujours plus étroite » ou « une Europe toujours plus solidaire ». Donc notre slogan est assez rationnel. 

Faisons un bond dans le temps et plaçons-nous en juillet 2009. À quoi jugera-t-on que la présidence tchèque est un succès ? Ou bien, à l'inverse, quelle pourrait être votre plus grande frustration ?

Je ne fonde pas de grands espoirs sur cette présidence tchèque. Je ne considère pas la présidence de l'Union européenne, lorsqu'elle est exercée par un petit pays, comme un événement fondamental. Cette idée d'une présidence tournante ressemble plus à un jeu de rôles qui permet de mimer la démocratie qu'à une institution vraiment sérieuse. Nous ne nourrissons pas de grandes ambitions. Pour la bonne raison que nous n'avons pas la moindre chance de changer quoi que ce soit en Europe.

Comment jugez-vous les résultats de la présidence française ? Peut-on parler de réussite ?

Ce fut certainement un succès personnel pour M. Sarkozy, mais je ne sais pas si cela en est vraiment un pour l'Europe. Nous avons des idées très différentes sur ce qui est bon pour l'Europe et sur ce qui est mauvais. Il a sans doute fait progresser l'Union européenne vers plus d'unification, plus de centralisation. À mes yeux, ce n’est pas nécessairement un point positif. 

Vous êtes contre le traité de Lisbonne. Pourquoi ? Quelles sont les dispositions qui vous gênent le plus ?

Il me faudrait y consacrer tout un article ! Ma principale critique, c’est qu'il représente un pas de géant vers la création d'un État supranational en Europe. On peut reprendre tous les paragraphes les uns après les autres pour le démontrer. Fondamentalement, le traité marque un glissement de l'  « intergouvernementalisme » vers le « supranationalisme ». C'est très précisément ce à quoi je m'oppose.

Vous lui reprochez d'avancer vers la création d'un État fédéral…

Utilisez ce terme si vous le voulez. Mais il ne s'agit que d'une étiquette parmi beaucoup d'autres possibles. Certains parlent de confédéralisme, d'autres de fédéralisme. C'est du pareil au même. Ce qui me pose problème, c'est le supranationalisme. 

C’est-à-dire ?

Le supranationalisme consiste à concentrer l'essentiel des pouvoirs de décision, d'une part, dans les mains de Bruxelles et, de l'autre, dans celles des régions. Or le traité de Lisbonne marque un pas radical dans cette direction.

Devant la Cour constitutionnelle de votre pays, vous avez dénoncé le traité de Lisbonne comme contraire à la Constitution de la République tchèque…

J'ai effectivement présenté un long et savant mémoire démontrant pourquoi le traité est incompatible avec la Constitution. Mais cet aspect légal ne représente qu'une partie relativement mineure du débat. Le vrai problème est de nature fondamentalement politique et, en la matière, mes objections sont plus fortes.

Ne craignez-vous pas que votre position soit assimilée à du nationalisme pur et dur ?

Cette accusation est tellement ridicule que j'espère bien que personne ne s'abaissera à la reprendre ! Je pense que l'entité « naturelle » où doivent être prises la plupart des décisions se situe au niveau de l'État membre. Ce n’est pas du nationalisme, au sens politique traditionnel du terme.

Vous avez évoqué, en de nombreuses occasions, l'idée d'une « autre Europe ». Comment la définiriez-vous ?

Pas de supranationalisme, voilà comment je la définis. Il faut admettre que ce sont les États membres qui sont les fondements de base de l'Union, et que ce n'est pas dans les individus ou les personnes qu'il faut rechercher ces fondements — comme le fait le traité de Lisbonne.

Est-il encore possible d'inverser le cours des événements ?

Mon pronostic est que nous finirons bien un jour par gagner. Mais ce n'est pas le plus important. L'essentiel est de se battre pour qu'il en soit ainsi. Je suis, en effet, persuadé qu'avec Lisbonne on s'éloigne radicalement de la démocratie, et que le traité porte atteinte aux libertés individuelles. Mais je crois aussi qu'on peut faire confiance aux Européens pour considérer que le combat pour la liberté reste une priorité essentielle.

L'Europe de 2025 sera-t-elle très différente de celle d'aujourd'hui ?

Tout dépend des décisions que nous prendrons aujourd'hui. Si nous continuons à penser que le sens de l'Histoire est d'avancer vers « une Union sans cesse plus étroite », comme l'exprime le traité de Lisbonne, cet avenir ne sera pas très brillant. Je continue néanmoins d'espérer que de plus en plus de gens se réveilleront à temps pour éviter la catastrophe.

Dans l'un de vos discours, vous n'hésitez pas à parler de « régression de la démocratie » en Europe. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Ce que j’ai voulu dire par là, c’est que de très nombreuses décisions sont prises sans aucun mandat des gens qui vivent dans les pays de l'Union. Je prends bien garde à ne pas dire « sans aucun mandat des gens qui vivent en Europe », car cela pourrait implicitement signifier que j'accepte l'idée qu'il existe un « demos » européen — ce que je ne crois pas. Je fais toujours très attention à ne pas utiliser l'expression « peuple européen ». Je continue de me référer aux peuples des pays européens, pris individuellement. Ce qui, conceptuellement, est assez différent.

L'un des débats qui fait rage à Bruxelles est celui des frontières géographiques de l'Union. La présidence tchèque prendra-t-elle des initiatives dans ce domaine ?

La République tchèque est entrée dans l'Union européenne il y a seulement cinq ans. Elle en est un membre tout récent. À ce titre, nous considérons qu'il ne nous appartient pas de fermer la porte à quiconque, ni de décider que plus personne ne pourra adhérer. La République tchèque est favorable à la poursuite de l'élargissement. Je n'y vois aucune limite géographique particulière. Car ce dont nous parlons, ce n'est pas de l'Europe en tant qu'entité géographique, mais d'une organisation humaine qui a été spécifiquement créée et à laquelle on a donné le nom d'Union européenne. Celle-ci n'est qu'un groupe de pays sans aucune définition géographique particulière. Tout pays qui voudrait en être devrait, en principe, avoir le droit d'y adhérer.

Le premier ministre de la République tchèque ne partage pas exactement les mêmes positions européennes que vous. Ce désaccord ne risque-t-il pas de nuire à la cohérence de la présidence tchèque ?

J’ignore quelles sont vraiment les positions de M. Topolanek. En 2003 il a écrit un discours assez virulent dans lequel il expliquait pourquoi il n’était pas « eurofédéraliste ». Il y développait des thèses très semblables à celles que je défendais à l'époque, et que je défends encore aujourd'hui. Il est possible qu'il ait changé, ou tout simplement qu'il s'efforce de plaire à ses amis du Conseil ou de la Commission. En  fait, je ne sais rien de ses idées actuelles. Je ne peux le juger qu’à travers ses déclarations publiques. Or, effectivement, on y trouve de sensibles différences.

Récemment, un quotidien français décrivait M. Topolanek comme un « eurosceptique », alors qu'il vous appliquait le qualificatif d'« europhobe ». Que pensez-vous de cette différence de traitement ?

Personnellement, je me définis comme un « euroréaliste ». Et, puisque vous vous référez à des étiquettes toutes faites, je pense qu’à la fin des fins nous l'emporterons tant sur les « euronaïfs » que sur les « eurofanatiques ».

En décembre 2008, vous avez reçu la visite d'une délégation de présidents de groupes du Parlement européen. La rencontre s'est mal passée. On dit que vous avez été littéralement agressé par Daniel Cohn-Bendit, le leader des Verts européens 1. Quelle leçon tirez-vous de cette malencontreuse expérience ?

Ce ne fut pas réellement une surprise, venant de ces représentants de l'élite « eurofanatique ». Et, pour vous dire la vérité, cela ne m'a fait ni chaud ni froid. En revanche, ce fut une vraie découverte pour les gens normaux de mon pays et d’ailleurs. Depuis cette altercation, nous recevons chaque jour des centaines, voire des milliers de courriels électroniques. Tout se passe comme si on leur avait soudain ouvert les yeux sur la réalité du comportement de ces « eurofanatiques ». Jusque-là, ils n'avaient jamais prêté attention aux incidents du même genre qui s’étaient produits dans le passé.

Je me souviens d’avoir effectué une visite au Parlement, en tant que simple parlementaire national, avant même que la République tchèque n'entre dans l'Union et que j'en sois élu président. On m'avait convié à une émission de télévision à laquelle participait également Daniel Cohn-Bendit. Tout cela pour dire que j’ai une longue pratique du personnage. Je connais ses idées : du marxo-maoïsme pur jus aux antipodes de la pratique démocratique.

Que pensez-vous du couple franco-allemand ?

Ces deux grands pays européens s'efforcent effectivement de jouer ensemble la carte européenne. Ils s'aident mutuellement, et c'est un fait à prendre en considération. En conséquence de quoi il nous est impossible de modifier leur poids relatif au sein de l'Europe. Le seul espoir de réduire leur role par rapport à un pays comme le mien serait de faire en sorte que l'Union européenne se mêle de bien moins de choses que ce n'est actuellement le cas. Je doute qu'il existe en France un seul parti politique qui puisse véritablement être considéré comme pro-marché et pro-liberté, sur l'appui duquel nous pourrions compter. La seule chance d'y parvenir ne peut donc venir que d'une réduction du nombre des compétences aux mains du pouvoir central, et donc entre leurs mains.

Allez-vous finalement hisser le drapeau de l'Union européenne sur le toit du Château de Prague ?

Le drapeau et l'hymne européens figuraient dans le projet de Constitution européenne qui a été rejeté par les électeurs français et néerlandais. Ceux qui ont rédigé le traité de Lisbonne ont compris que l'intégration de ces symboles  dans la Constitution avaient eu pour effet de la tuer. Ils ont donc décidé de sortir ces institutions du traité. Si le drapeau a été explicitement exclu des attributs de l'Union, tels qu'ils sont définis par le traité, il n'y a aucune raison de l'afficher ici, au Château de Prague.

La République tchèque n'a pas encore ratifié le traité de Lisbonne. Pensez-vous que ce puisse être un problème pour la présidence ?

Non.

Je voudrais maintenant interroger l'économiste que vous êtes. Quelle est votre analyse de la crise ?

Le pessimisme gagne du terrain. Au début, nous pensions que nous pourrions échapper à la crise en raison de la situation plus favorable de nos établissements financiers — notamment en ce qui concerne leurs bilans. Il y a encore un ou deux mois, je m'attendais à ce que le ralentissement de la croissance chez nos principaux partenaires européens entraîne des répercussions négatives sur le commerce extérieur, sans plus. Aujourd'hui la situation est infiniment plus compliquée. Il faut s’attendre non seulement à un ralentissement de la croissance en Europe occidentale, mais aussi à une véritable chute, en termes réels, de l'activité économique. 

Certains affirment que la récession pourrait être de l'ordre de -4 % en France, peut-être un peu moins en Allemagne et un peu plus en Grande-Bretagne…

Peut-être. Mais tant de facteurs et d'inconnues entrent en jeu qu'il est aujourd'hui concrètement impossible de faire la moindre prévision sérieuse. Je reconnais qu'un ministre des Finances — et je le fus à une certaine époque — est obligé de se fier à des estimations de croissance pour pouvoir établir son budget. Mais en tant qu'économiste, et ancien économètre, je sais aussi que ces évaluations n'ont pas grande valeur.

Qui sont les responsables de cette crise financière ?

Si je me réfère à ce qui se dit habituellement dans les médias, en Europe et aux États-Unis, ce serait la faute aux excès du capitalisme, à la politique de déréglementation menée depuis Ronald Reagan et Margaret Thatcher. C'est complètement faux. C'est exactement l'inverse. Les événements actuels s’expliquent, en réalité, par une insuffisance de capitalisme et un trop-plein de réglementations. La multiplication d’interventions politiques irrationnelles et intempestives est venue perturber le fonctionnement normal des marchés. Je pense, par exemple, au marché des dettes hypothécaires aux États-Unis, les fameux subprimes, mais aussi à la mise en place de réglementations financières spécifiques qui ont incité les banques et les établissements financiers à développer une grande diversité de produits et de techniques ad hoc, de plus en plus complexes, qui leur permettaient d'en contourner les effets. C'est un élément que tous les G7 ou G20 qui se réunissent les uns après les autres ne prennent pas en compte. Ils passent complètement à côté des véritables causes de cette crise. Le résultat inévitable est un renforcement des réglementations et des interventions dans le fonctionnement normal des marchés. C'est véritablement tragique. Infiniment plus tragique, à long terme, que les problèmes conjoncturels que nous allons rencontrer dans les mois qui viennent.

Je viens précisément d'écrire un texte pour Politique Internationale dans lequel j'explique que tout a commencé avec les accords de Bâle en 1989 2

Absolument. Ces accords de Bâle sont contemporains de la chute du mur de Berlin et des régimes communistes en Europe centrale et orientale. À l’époque, je n'y ai prêté aucune attention. Je n'étais qu'un économiste subalterne, qui n'avait même pas de bureau. Je ne pouvais suivre les nouvelles qu'à travers ce que les journaux en disaient. Et, étant donné les circonstances, j'avais bien d'autres chats à fouetter. Je me souviens que, plus tard, lorsque je suis devenu ministre des Finances, au début des années 1990, j'ai piqué une vraie colère lorsque j'ai découvert l'existence de ces prétendus ratios prudentiels. J'ai essayé de faire comprendre que les banques centrales commettaient une grave erreur. Ce fut la même chose avec les accords de Bâle II (au début des années 2000). Et aujourd’hui, nous nous apprêtons à adopter des Bâle III, Bâle IV, et ainsi de suite... qui ne feront qu’aggraver les choses. La croissance économique en pâtira inévitablement — et je ne parle pas de tout ce que les nouvelles contraintes écologiques nous coûteront également, au même moment.

Vous avez fait allusion au fait que la situation financière des banques tchèques était relativement meilleure. Pourquoi ?

C'est une conséquence accidentelle de la crise monétaire que le pays a connue dans la seconde partie des années 1990. Ce fut une crise relativement limitée, marquée par une absence de croissance pendant deux ans, en 1997 et 1998. À l’époque, c'est aux banques que l'on a fait porter le chapeau. On a donc changé les règles au sein du secteur bancaire et financier. Les banques et les établissements financiers tchèques ont alors été contraints d'adopter un comportement hyper-prudent. Nous en avons payé le prix sous la forme d'une croissance ralentie au cours de la période 1999-2001. Mais, aujourd'hui, nous découvrons que ce fut une relative bénédiction dans la mesure où nos banques se sont révélées beaucoup moins exposées aux récents accidents financiers.

Vous avez expliqué que, dans les circonstances présentes, il valait mieux que l'économie tchèque ne fasse pas partie de la zone euro…

Bien sûr. Un système économique ne peut fonctionner que s’il existe une flexibilité des prix. Cette réalité est largement admise lorsqu'on parle de café, de jus d'orange ou de voitures. En tant qu’économiste, je peux vous dire qu’elle s'applique également, voire plus encore, au prix de la monnaie, c’est-à-dire au taux de change. C'est le prix le plus important de toute l'économie. Nous avons un taux de change qui flotte. Par les temps qui courent, c’est un énorme avantage. 

L'économie tchèque est très ouverte...

Oui. Notre taux d'ouverture, mesuré par la part du commerce extérieur dans le produit intérieur brut, est l'un des plus élevés du monde. Nous sommes quasiment à égalité avec la Belgique. D’où l’importance d'un taux de change flottant.

Que pensez-vous des plans de sauvetage mis en place par les pays européens ?

La Commission européenne parle d'un plan d'aide et de relance de plus de 260 milliards d'euros. Tout le monde la croit sur parole. En réalité, les gens sérieux savent qu'elle n'en a pas un sou. C'est une blague. C'est donc essentiellement au niveau des pays membres pris individuellement que tout se jouera. Il n'y a pas de plan européen. Mon sentiment est que le gouvernement tchèque adoptera une attitude rationnelle dans ce débat. Ce n'est certainement pas sur ce sujet que je critiquerai sa politique. Lui-même n'est pas très heureux de la tournure que prennent les événements en Europe. La Tchéquie restera sans aucun doute l'un des pays les moins interventionnistes de l'Union européenne.

La comparaison avec les années 1930 et le New Deal vous semble-t-elle pertinente ?

Je n'en suis pas si sûr. Je n'aime pas que l'on compare la crise actuelle à celle de 1929 et aux années de la Grande Dépression. Je ne pense pas que cette crise restera dans les mémoires comme la « grande crise » du siècle. Depuis cinquante ans, j'en ai connu bien d'autres, à commencer par celle du pétrole dans les années 1970, puis la fin du régime de Bretton Woods, l'époque de la stagflation, la récession américaine du début des années 1980, la faillite des Saving and Loans à la fin des années 1980, la crise boursière de 1987, la crise monétaire européenne de 1992, la crise asiatique de 1997, la bulle informatique de 2001… Je persiste à penser qu'avec le recul celle-ci n'apparaîtra pas comme une crise fondamentalement différente.

Pensez-vous que les banques centrales, comme la FED et la BCE, ont bien réagi ?

Jouer avec les taux d'intérêt, voilà une réaction typiquement keynésienne. J'ai découvert la Théorie générale dans les années 1960, et je n'aurais jamais imaginé qu'un jour je verrais la FED ramener ses taux pratiquement à zéro. C'est invraisemblable. Pourtant on y est. C’est comme si on replongeait dans la malheureuse expérience japonaise des années 1990 ou la grande peur keynésienne de la trappe à liquidité. En réalité, je pense que le problème principal vient de la sur-réaction des pouvoirs publics aux événements.

Que voulez-vous dire ?

Loin de calmer le jeu, leurs multiples déclarations et interventions ont, au contraire, eu pour effet de déstabiliser les anticipations des agents économiques et d'aggraver les phénomènes de panique auxquels nous avons assisté. Là encore, ce sont les politiciens qu’il faut blâmer.

Et le rôle de la politique monétaire ? 

La politique monétaire a incontestablement joué un rôle important dans la genèse de la crise, depuis les années Clinton. C’est un sujet sur lequel certains économistes insistent avec raison, mais qui n'est pas suffisamment évoqué dans les discussions publiques. J'aime la personnalité d'Alan Greenspan. C'est un économiste qui a su fait preuve de pragmatisme. J'ai écrit la préface à l'édition tchèque de son livre de mémoires. Il m'a donc fallu le lire. Je dois dire que je suis assez d'accord avec tout ce qu'il a écrit jusqu'au milieu des années 1990 ; mais, au delà, plus j'avançais dans son récit, plus je me suis mis à douter de la sagesse de sa politique et de ses points de vue. 

Greenspan se défend en disant, en gros, que ce n'est pas sa faute, mais celle des Chinois…

Je répondrai en soulignant que c'est la première fois dans l'Histoire que nous avons une économie véritablement mondialisée, mais aussi la première fois que, parmi les acteurs dominants du commerce mondial, figurent des nations qui ne font pas partie du monde occidental. À l’époque de la crise des années 1930, il n'y avait pas l'équivalent de ces géants économiques que sont aujourd'hui la Chine, l'Inde ou la Corée. La présence de ces nouveaux venus dans le jeu mondial pourrait bel et bien modifier la dynamique de la crise. Il est possible qu'ils nous sauvent en partie la mise. Une telle situation ne s'est jamais produite dans le passé.

Croyez-vous que les gouvernements peuvent atténuer la gravité de la situation ?

Il est clair que les gouvernements doivent chercher à restaurer la confiance. Mais il ne faudrait pas que, pour ce faire, ils multiplient les décisions absurdes. En tout cas, je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'ils continuent de dépenser à qui mieux mieux, au moins pour un temps, l'argent des contribuables. Ce n'est certainement pas le meilleur moment pour faire des économies budgétaires et chercher à réduire les déficits publics.

La crise aura-t-elle des conséquences sur l'avenir de la zone euro ?

Pour tout le monde, l'euro est un succès. Il est vrai que jusque-là tout allait bien ; le système avait atteint sa vitesse de croisière. Aujourd'hui la situation a changé, et les facteurs d'hétérogénéité de la zone euro sont en train de revenir à grand train sur le devant de la scène. 

À quoi faites-vous allusion ?

Je pense aux différences de flexibilité des économies de la zone face aux chocs externes, ou encore à la variété des mécanismes nationaux d'ajustement en période de crise. Tout cela sans que l'on puisse compter sur l'effet compensateur des variations de change. C'est un problème qui va aller en s'aggravant.

Existe-t-il un véritable risque de rupture ? 

Les tensions vont encore s'intensifier. Mais je ne crois pas à la fin de la zone euro. Les responsables européens ont tellement investi en capital politique dans cette idée qu'ils feront tout pour conserver l'euro, quel que soit le prix à payer. Le coût économique de l'euro a été colossal sur les dix dernières années, et il sera encore plus élevé à l’avenir. Mais personne ne veut envisager de supporter le coût politique d'y mettre fin.

Quels seront les grands défis économiques et politiques auxquels l'Union européenne va devoir faire face ?

Dans mon subconscient, je n'arrive pas à raisonner en termes globaux d'« Union européenne », je vous l’ai déjà dit. L'Union n'est pas une entité vivante. C'est comme tous ces articles où l'on explique que « l'Europe bat l'Amérique » ou, à l'inverse, que « la Chine concurrence nos produits », etc. Cette phraséologie n'a pas de sens, car ceux qui se font concurrence ne sont pas des pays ou des continents, mais des entreprises et des individus parfaitement identifiables. Autrement dit, pour moi, l'Union européenne n'est pas un acteur du jeu concurrentiel ; elle n'est qu'un concept artificiel auquel, par facilité, on prête des comportements animistes.

Permettez-moi de reformuler ma question : quels sont les grands défis économiques et politiques auxquels nous, Européens, serons confrontés au cours des années qui viennent ?

La première des urgences est d'oublier tous ces rêves gauchistes dont on nous rebat les oreilles. C'est aussi de tourner le dos à ce vieux concept allemand d’« économie sociale de marché »3. Si nous ne profitons pas de cette crise pour nous en débarrasser, alors c'est sans espoir.

Et les Verts ? Le grand défi de l'écologie ?

C'est l'un de mes thèmes favoris. Il me faudrait beaucoup plus de temps pour en parler. Je viens de publier un livre sur ce sujet, intitulé Blue, not Green Planet. Il a déjà été traduit en allemand, en néerlandais, en anglais, en polonais, en russe, en espagnol et en bulgare, et il devrait bientôt l'être en italien, ainsi qu'en arabe. Une édition française devrait voir le jour d'ici à quelques mois. Je considère que les Verts, et, parmi eux, les fanatiques du réchauffement climatique, font peser une réelle menace sur nos libertés et la prospérité de nos pays. C'est ce qu'exprime le sous-titre de mon livre : Climate or Freedom. Qu’on se pose des questions sur l'évolution du climat, c’est normal. Là n'est pas le problème. Mais ces gens font bien plus que cela. Ils abusent de l'hypothèse selon laquelle les activités humaines seraient aujourd'hui responsables d'un processus de réchauffement climatique pour justifier l'enrégimentement de la société dans le cadre d'un gigantesque projet de planification réglementaire. Cette idéologie verte représente un danger pour l’économie de marché.

Qu'attendez-vous de l'élection de Barack Obama ?

Le nouveau président américain reste, pour moi, un inconnu. Je ne l'ai jamais rencontré. Je ne sais pas s'il faut prendre au sérieux la rhétorique de sa campagne électorale. Et j’avoue que les premières nominations auxquelles il a procédé me laissent perplexe. Je connais bien Larry Summers. C'est un économiste standard. Je ne le vois pas se faire l'avocat de bien des idées exprimées par le candidat Obama. Même chose pour Paul Volcker. Quant à Hillary Clinton, elle n'est pas Condoleezza Rice, mais ce n'est pas particulièrement une pacifiste. Je pourrais également citer le général Jones, que je connais, ou encore Robert Gates, le secrétaire à la Défense, que je connais également. Ce sont tous des gens sensés4. On verra…

Vous êtes plus proche des Russes que nous. Que pensez-vous de la manière dont ont été gérés les événements de Géorgie ? Si vous aviez été à la place de la France à ce moment-là, auriez-vous agi différemment ?

Je n'ai pas d'opinion particulière sur la présidence française et la façon dont a été gérée la crise géorgienne. C'est le type d'affaire où l'on vous demande de prendre parti, de décréter que les Géorgiens sont les bons et les Russes les méchants, ou l'inverse... N’attendez pas de moi que j'entre dans ce genre de jeu. C'est infiniment plus compliqué. J'espère seulement qu'avec le temps on abordera ce dossier d'une manière plus réfléchie.

Vous êtes entré en politique il y a vingt ans…

Dix-neuf pour être exact...

Vous n'en êtes plus sorti. Quelles leçons en tirez-vous ?

Je suis heureux d'être encore vivant ! 

Êtes-vous satisfait de votre bilan ? Avez-vous accompli ce que vous espériez ?

Je suis heureux ! Je suis satisfait de ce que j'ai fait et des résultats que j'ai obtenus.

De quoi êtes-vous le plus fier  ?

C'est de m'être battu pour la défense de l'économie de marché et de la liberté, contre la prolifération des interventions publiques et une conception omnipotente de l'État moderne. C'est un combat de très longue haleine. Nous avons remporté une grande victoire lors de la fin du communisme. Nous avons, en quelques années, introduit des changements fondamentaux dans un pays comme le mien. Mais j'ai bien peur qu'aujourd'hui la marche du temps ne se soit à nouveau inversée.

La transition tchèque a-t-elle été un grand succès ?

Oui, certainement. Nous n'avons pas créé un paradis. Mais les progrès obtenus en dix-neuf ans sont tellement évidents.

Henri Lepage, Politique Internationale, N. 122, hiver 2008 - 2009

1    Cette altercation a eu lieu le 5 décembre dernier, lors de la visite des membres de la Conférence des présidents du Parlement européen au Président Vaclav Klaus, dans son bureau du Château de Prague. Lors de cette rencontre, Daniel Cohen Bendit a violemment interpellé le Président Tchèque, relayé par le député européen Brian Crowley. Médusé, Vaclav Klaus a répliqué en soulignant que le ton et le language utilisés par les députés européens lui rappelaient de forts mauvais souvenirs datant d'une autre époque. L'altercation a été abondamment commentée dans la presse européenne, mais le plus souvent à partir de citations partielles. On en trouvera la traduction complète en français sur le site internet de l'Observatoire de l'Europe, à l'adresse http://www.observatoiredeleurope.com/Violente-passe-d-armes-au-chateau-de-Prague_a1048.html .

2    Elaborés en 1989 à la suite de la crise américaine des Saving and Loans,  les accords de Bâle constituent un dispositif prudentiel destiné à mieux appréhender les risques bancaires et principalement le risque de crédit ou de contrepartie et les exigences en fonds propres. Ces ratios ont joué un rôle important dans la genèse de l'actuelle crise financière. Voir, dans ce numéro de Politique Internationale, notre article « Crise financière : l'autre histoire ».

3   « L'économie sociale de marché » est un courant de la pensée libéral qui puisse sa source dans les doctrines de l'Ordolibéralisme allemand de l'après-guerre (Ludwig Erhrard, Walter Roepke...). Selon la théorie ordolibérale, l'État a pour responsabilité de créer un cadre légal et institutionnel à l'économie, et de maintenir un niveau sain de concurrence « libre et non faussée » via des mesures en accord avec les lois du marché. L'expression (Soziale Marktwirtschaft) est   utilisée par Vaclav Klaus pour désigner une forme de compromis typiquement allemande entre « économie sociale » et « économie de marché ». Voir la fiche Wikipedia à l'adresse internet :  http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_sociale_de_march%C3%A9.

4    Ancien secrétaire d'Etat au Trésor de Bill Clinton, Larry Summers fait partie le conseiller économique le plus proche de Barak Obama. Ancien Président de la FED à l'époque des Présidents Carter et Reagan, Paul Volcker a rejoint le camp des conseillers économiques d'Obama au début de l'année 2008. Hillary Clinton a été désignée par le Président élu pour remplacer Candi Rice à la tête de la diplomatie américaine. Actuellement Président de l'Atlantic Council, le Général James Jones est le conseiller du nouveau Président pour la sécurité nationale. Enfin, Barak Obama a décidé de reconduire dans ses fonctions l'actuel Ministre américain de la défense, Robert Gates.

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